Comment prévenir le développement des mycotoxines ?

par Sylvie Rioux, chercheur au CÉROM

 

 

Les mycotoxines sont des métabolites secondaires produits par diverses moisissures sur plusieurs produits agricoles dans certaines conditions environnementales. On estime qu’au moins 25 % des grains produits chaque année dans le monde sont contaminés par des mycotoxines. Au Canada, ce sont surtout chez les céréales et le maïs que l’on retrouve des mycotoxines dont la plus connue est la vomitoxine. Les mycotoxines sont produites par différentes espèces de Fusarium pendant leur croissance, que ce soit sur la plante ou après la récolte si le grain est conservé trop humide. Prévenir le développement de ces mycotoxines dans les grains commencent donc par la prévention de la maladie au champ. Cette maladie est appelée la fusariose de l’épi et a été le sujet de nombreuses études chez le blé. Dans le texte qui suit on fera un survol de ces connaissances et on verra comment, dans le contexte d’une production de blé biologique, on peut réduire la maladie au champ et le développement de mycotoxines.

 

Importance  économique

 

La fusariose de l’épi est une maladie des céréales qui touche surtout le maïs et le blé. Depuis quelques années cependant, on l’observe de plus en plus chez l’orge et on craint qu’elle ne touche d’autres espèces considérées beaucoup moins sensibles, comme par exemple l’avoine. Il y a environ 17 espèces de Fusarium qui sont associées à la fusariose. Les plus importantes sont F. graminearum, F. culmorum, F. avenaceum et aussi F. sporotrichioides. F. graminearum est l’espèce la plus régulièrement observée dans les zones favorables à la culture du maïs et elle cause les pertes de rendement les plus élevées. Les épidémies sont le plus souvent associées à des conditions de pluie et d’humidité qui surviennent autour de la floraison, et aussi à des températures chaudes et humides pendant la saison. Dans ces cas, les pertes de rendement en grains peuvent atteindre 30 à 70 % sans compter la présence de mycotoxines dans les grains.

 

Depuis 1990, on observe une augmentation des fréquences des épidémies de fusariose et les pertes sont énormes. Aux États-Unis, on estime à près de 1 MM $, les pertes annuelles directes aux producteurs; ce qui peut être doublé pour l'ensemble du secteur agricole à cause des conséquences sur les marchés et les productions animales. Au Canada, les épidémies suivent la même tendance si on se réfère à l’Est du pays qui est au prise avec cette maladie depuis plusieurs décennies. Pour l’Ouest le problème est plus récent, mais non moins inquiétant; la première épidémie grave a été répertoriée au Manitoba en 1984, et de petites épidémies ont récemment atteint l’est de la Saskatchewan et certaines régions de l’Alberta. En 1996, l’Ontario et le Québec ont fait face à la plus grave épidémie de leur histoire. En Ontario principalement, aucune récolte de blé n’a été épargnée par la maladie : la baisse de rendement a été de 34 % (725 000 tonnes au lieu de 1,1 million de tonnes), et 65 % de la production a été déclassée (grade fourrager et moins) (Commission canadienne des grains). Au Québec, bien qu’un peu moins touchée que l’Ontario, une grande partie de la récolte produite a dû être détournée vers le marché de l’alimentation animale parce que leur contenu en vomitoxine était trop élevé. L’année suivante, soit en 1997, la superficie ensemencée en blé avait diminué de 30 %.

 

Pourquoi ces épidémies récentes ?

 

Certains chercheurs croient que les cultivars de blé et aussi de maïs qui sont très sensibles à la fusariose auraient beaucoup contribuer à l'augmentation des Fusarium. Plusieurs programmes d’amélioration génétique nord-américains auraient négligé la pathologie. D’autres chercheurs tiennent comme principal responsable l’intensification des cultures, surtout celle du maïs qui peut laisser une très grande quantité de résidus de culture contaminés au sol. D’autres pointent du doigt l’implantation de méthodes de travail réduit ou minimal du sol; des pratiques qui laissent les résidus de culture à la surface du sol. Le phénomène du réchauffement de la planète y est peut-être pour quelques chose. Et peut-être que tous ces facteurs ont contribué à l’apparition de souches de Fusarium plus virulentes.

 

Comment les Fusarium attaquent ?

 

Les Fusarium survivent sur les débris de culture contaminés sous forme de spores. Les spores sont des particules microscopiques qui agissent à peu près comme les graines des végétaux et sont protégées à l’intérieur de fructification. Pour qu’il y ait infection de l’épi, il faut que les spores soient transportées du sol jusqu’aux épis. On pense que ce sont surtout les éclaboussures de pluie qui peuvent transporter le champignon d’un étage foliaire à l’autre jusqu’aux épis. On soupçonne aussi certains insectes de jouer ce rôle de transporteur.

 

Une pluie durant la floraison permet aux spores du champignon d’entrer en contact avec les anthères (extrémités des étamines) qui sont sorties des fleurs. Si l’humidité est suffisamment élevée, les spores présentes sur les anthères peuvent germer. Le champignon colonise d’abord ce tissu puis progresse dans la fleur où le grain est en formation. Par la suite, le champignon peut se propager aux fleurs et épillets voisins. Les infections qui surviennent pendant cette période causent les dommages les plus sévères tels la stérilité florale, la réduction du nombre et de la grosseur des grains. Les températures après l’infection vont aussi jouer un rôle important dans le développement de la maladie. En général, un temps chaud et humide favorise le développement du F. graminearum, l’espèce la plus virulente.

 

Une infection peut survenir plus tardivement, lorsque les grains sont déjà bien formés, ce qui ne réduit peut-être pas les rendements de façon significative, mais le niveau de toxines peut être élevé. L’apparence saine des grains ne permet pas de soupçonner la présence du champignon et le criblage ne permet pas d’éliminer ces grains. C’est pourquoi l’analyse des toxines est importante.

 

Symptômes

 

Dans un champ de blé, la présence d’un ou de plusieurs épillets décolorés sur les épis verts signale la présence de la maladie; on dirait que ces épillets ont mûri prématurément. Sur ces épillets fusariés, on peut parfois observer une coloration rose ou orangée qui correspond aux fructifications du champignon. Chez le blé, les grains fusariés sont petits et ridés et ont souvent un aspect crayeux. La présence de grains fusariés ne signifie pas nécessairement qu'il y a présence de toxines, mais bien que le risque de toxicité est réel. Par ailleurs, l’absence de grains fusariés ne garantit pas que les grains soient exempts de toxines.

 

Mycotoxines

 

On distingue deux familles de mycotoxines: les trichothécènes et les zéaralénones (ZEN). Les trichothécènes sont des inhibiteurs de synthèse de protéines. Les problèmes rencontrés dans les élevages lors d’intoxications dues aux trichothécènes sont surtout une diminution de la prise alimentaire, suivie d’une baisse des performances. Les intoxications les plus sévères vont jusqu’à provoquer des vomissements. Les trichothécènes comprennent le déoxynivalénol (DON), mieux connu sous le nom de vomitoxine, ses dérivés (A-DON, etc.), le nivalénol (NIV), et les toxines HT-2 et T-2 qui sont les trichothécènes les plus toxiques. Les zéaralénones, quant à elles, ont des effets oestrogènes qui peuvent entraîner une baisse de fertilité et des désordres du systmème reproducteur notamment chez le porc où des effets peuvent se faire sentir dès que la diète en contient aussi peu que 0,25 ppm.

 

Chaque espèce de Fusarium produit son propre cocktail de toxines. Par exemple, F. graminearum produit du DON et ses dérivés, du NIV et aussi de la ZEN alors que F. sporotrichioides produit les toxines HT-2 et T-2. Cette dernière espèce est donc à surveiller même si on la retrouve moins souvent que le F. graminearum.

 

Il existe des normes recommandées par Agriculture Canada pour les différents usages des grains. Il y a aussi des normes acceptées par l’industrie. Ces différentes normes sont résumées au  tableau ci-dessous. Pour l’alimentation humaine, la concentration maximale permise est de 2 ppm de DON, dans le grain livré à l’usine. À notre connaissance, pour l’alimentation humaine il n’y a pas d’autres exigences. Du point de vue de la panification, la présence de DON dans les grains affecte surtout l’indice de stabilité. Lors de l’épidémie de 1996, plus de 80 % des échantillons contenaient plus de 1 ppm de DON et la gamme des valeurs observées allait de 0 à 36 ppm (Agriculture et Agroalimentaire Canada, novembre 1996). En 1999, 10 % des échantillons analysés par le CÉROM lors d’une enquête, contenaient plus de 2 ppm de DON et en 2000, seulement 3 % dépassaient ce seuil; et les valeurs se situaient entre 0,1 et 5 ppm.

 

 

Seuils (ppm) maximaux de mycotoxines acceptés par l’industrie ou recommandés dans les rations animales

 

DON

ZEN

HT2

T2

Alimentation humaine dans le grain livré à l’usine

 

2

-

-

-

Ration porcs

1 ou 2

0,25 ou 0,5

-

0,025 - 1,0

Ration volaille

1

-

-

0,025 – 1,0

Ration bovins

5

-

0,1

-

Ration veaux et vaches laitières

2

 

10; 1,5 si autres

0,025

-

 

 

Moyens de lutte

 

Pour qu’il y ait développement d’une maladie, trois conditions sont essentielles. D’abord l’agent pathogène doit être présent, de même qu’une culture sensible et, troisièmement les conditions environnementales doivent être favorables à l’infection et au développement de la maladie. Si l’une de ces trois conditions n’est pas respectée, il ne peut y avoir de maladie. Nous n’avons malheureusement pas d’influence sur la météo, le facteur qui a le plus d’impact sur la maladie. C’est la raison pour laquelle il ne faut négliger aucune autre mesure qu’il nous est possible d’appliquer si on veut limiter le plus possible l’incidence de la fusariose et le développement de mycotoxines dans nos grains.

 

 
La résistance des cultivars

Il faut d’abord utiliser les cultivars les plus résistants. Chez le blé, il existe de la résistance d’un niveau assez élevé et de différentes sources qui a déjà été exploitée et qui continue de l’être pour développer des cultivars commerciaux plus résistants. Le degré de sensibilité des cultivars recommandés par le Centre de référence en agriculture et agroalimentaire du Québec (CRAAQ) est connu et publié. Les cultivars cotés 1 ou 2 sont les meilleurs choix. Ces cultivars ont été et sont encore testés annuellement par le CÉROM à Saint-Hyacinthe. Ces essais génèrent les données officielles sur lesquelles sont basées les décisions d’appui ou de rejet à l’enregistrement et à la recommandation qui sont faites par le Comité céréales du CRAAQ. Si une lignée ne rencontre pas les critères de résistance du comité, elle n’a tout simplement pas le droit d’être vendue au Québec.

 

D’autres considérations peuvent être apportées quant au choix du cultivar. À sensibilité égale, un cultivar à paille longue échappe mieux aux contaminations qu’un cultivar à paille courte, probablement parce que moins d’éclaboussures touchent les épis. La présence au champ de cultivars possédant des dates de floraison et de maturités différentes serait souhaitable afin de ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier. En diversifiant le stade de floraison, si des conditions de pluie et d’humidité surviennent lorsqu’un cultivar est à pleine floraison, les autres cultivars seraient à des stades moins sensibles, soit avant ou après la floraison. C’est peut-être aussi une façon de ralentir une épidémie. Les toxines augmenteraient légèrement le pourcentage de protéines, mais il faut se méfier puisque les toxines diminuent la qualité de ces protéines au point d’affecter, comme nous l’avons déjà mentionné, certains paramètres de panification notamment l’indice de stabilité. Il faudrait éviter de trop miser sur les cultivars de qualité marginale, lesquels seront automatiquement déclassés si la fusariose est quelque peu présente.

 

Les pratiques culturales

L’enfouissement des résidus de culture contaminés est une pratique culturale à adopter afin de réduire l’incidence de la fusariose pour la culture subséquente. Les Fusarium survivent sur les résidus de culture. Les résidus contaminés laissés à la surface du sol constituent la principale source d’inoculum. Le labour est donc tout indiqué pour enlever ce réservoir d’inoculum de la surface du sol. Dans la rotation, il est recommandé de ne pas ensemencer du blé l’année suivant une culture de maïs; même avec un labour, beaucoup de résidus de cette culture demeure à la surface du sol. Selon nos observations, en général un semis hâtif est moins touché par la fusariose qu’un semis tardif, on ne sait trop pourquoi. Finalement on conseille de bien réprimer les mauvaises herbes graminées parce que ces dernières peuvent être, elles aussi, infectées par les Fusarium.

 

La récolte, les opérations post-récolte et l’entreposage

Le moment de la récolte est une étape qu’il ne faut surtout pas négliger. Les producteurs de blé expérimentés récoltent à maturité, lorsque le grain est dur (stade 91 de Zadoks), ou tout juste avant la maturité. C’est une bonne pratique puisque les mécanismes de défense de la plante deviennent inactifs avec la sénescence des tissus. Si la culture est laissée au champ, le champignon poursuit sa croissance et produit des toxines dès que les conditions d’humidité le lui permettent.

 

Un autre point à surveiller est le post-récolte. Les grains récoltés humides (>15 % de contenu en eau) devraient être séchés rapidement afin de s’assurer de stopper la production de toxines par les Fusarium. Par la suite, les grains doivent être bien ventilés pour éviter leur détérioration. Des grains contenant moins de 15 % d’humidité ne permettent pas le développement des Fusarium et de leurs toxines. Vous pourrez obtenir des informations spécifiques sur le séchage et la conservation des grains au site du CÉROM (www.cerom.qc.ca). Le niveau de toxines ne diminue pas à l'entreposage. Ce sont des molécules très stables. Par contre les Fusarium qui ont contaminé les grains peuvent mourir pendant la période d’entreposage. Donc les risques de produire de nouveau des toxines si l’humidité augmentait diminuent avec la durée de l’entreposage. Un traitement à la chaleur a le même effet; il permet d’éliminer les Fusarium, mais pas les toxines.

 

Que faire en cas d’épidémies…  et après ?

 

Malgré toutes ces mesures, nous ne sommes pas totalement à l’abri des années d’épidémies. C’est encore Mère Nature qui a le plus gros mot à dire en ce qui concerne le développement des maladies chez les plantes. Lors de ces années difficiles, on suggère d’intensifier le criblage de façon à éliminer le plus possible les grains fusariés plus légers qui sont les plus susceptibles de contenir des toxines. On peut aussi éliminer ces grains fusariés plus légers lors de la récolte en ajustant le ventilateur de la moissonneuse-batteuse. Cependant, cette pratique augmente l’inoculum au sol.

 

Pour les champs très affectés, il faudrait peut-être penser à sortir la charrue. Et si ça devient incontrôlable, le retour d’une légumineuse fourragère vivace dans la rotation serait à considérer sérieusement afin de se débarrasser le plus possible des résidus contaminés.

 

Plusieurs de ces recommandations sont peu coûteuses à mettre en application. Si les cultivars réduisent le problème de moitié et les autres méthodes encore de moitié, on a des chances d'arriver à un niveau de fusariose minime, et même tolérable lors d’épidémies.